Phénomène de société

Le magazine français "Society", dédié aux phénomènes de société, a publié un numéro spécial BD (janvier 2023) où sont interviewés quelques auteurs bien "installés" ou seulement prometteurs.

L'Istréenne Anouk Ricard, qui illustre la Une, explique comment et pourquoi ses BD désopilantes reflètent sa personnalité : "C'était impossible pour moi d'être une virtuose du dessin, parce que je n'ai pas de patience. Moi, j'ai envie de raconter des histoires et que ça aille vite."

Jacques Tardi, 76 ans, encore plein d'allant, dit sa nostalgie de la BD des années 60-70, genre "feuilletonesque" avant tout, basé sur l'art de tenir les jeunes lecteurs en haleine, semaine après semaine. Indirectement Tardi met le doigt sur un aspect caractéristique de la culture industrielle d'après-guerre : sa spécialisation par tranche d'âge, sexe, catégorie socio-professionnelle... ainsi que le malentendu véhiculé par le terme "BD pour adulte".

Tardi évoque aussi le rôle joué par l'architecture de Paris dans ses récits fantastiques.

Le gourou Raël et sa secte d'illuminés-amateurs de science-fiction ont inspiré Xavier Bouyssou, auteur de "Toonzie" (éd. 2024), comme M. Houellebecq avant lui ; ce jeune auteur aborde le fanatisme religieux occidental sous un angle marxiste, c'est-à-dire sous l'angle du fétichisme. Il y a une vingtaine d'années, M. Houellebecq prédisait le triomphe de la société de consommation occidentale sur l'islam radical... sans tenir compte du phénomène d'autodestruction du capitalisme décrit par Marx.

Le Choc des Caricatures

Cette belle Une du "Spectator" de Londres (4 février) par Morten Morland souligne l'impact que la caricature peut avoir, aussi bien en termes de propagande que sur le plan satirique. Cette Une cache en effet que la guerre entre Russes et Ukrainiens est un conflit mondial, dépassant les seules personnalités de Poutine et Zélenski ; la guerre se joue selon les règles du capitalisme (le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a d'ailleurs déclaré la guerre à Poutine AVANT le chef des armées et le ministre de la Défense) ; l'affrontement entre la Russie et l'OTAN n'est pas tant un "choc des cultures" qu'un affrontement économique.

Késaco le Webtoon ?

Une pleine page de "Le Monde" (3 février) décrypte les codes du "webtoon", genre de bande dessinée répandu en Corée du Sud, du fait d'un taux d'équipement très élevé en tablettes numériques et autres smartphones.

"Le Monde" analyse les raisons du succès public de "Colossale", BD produite par deux jeunes Françaises, Rutile et Diane Truc, racontant la passion d'une jeune fille pour la musculation, passion qui l'entraîne loin de son milieu aristocratique. Le succès du feuilleton a entraîné la publication d'une version papier (chez "Jungle").

"Le Monde" ne dit pas si l'obsolescence du "webtoon" est programmée.

Tant qu'il y aura des profs...

En faisant de Gaston Lagaffe un garçon de bureau employé à la rédaction de l'hebdomadaire "Spirou", Franquin n'a pas forcément choisi la facilité ; il semble en effet que l'institution scolaire soit une bien meilleure mine de gags, pour ne pas dire intarissable. La série "Les Profs" (éd. Bamboo) en est en effet à son 25e tome - excusez du peu !

Même si le trait n'est pas aussi satirique que celui de Cabu ("Le Grand Duduche") ou Riad Sattouf ("Retour au collège"), "Les Profs" dresse un portrait assez réaliste d'un microcosme régi par ses propres lois et coutumes ; il joue un rôle d'autant plus important dans la formation de la "mentalité française" que plus personne n'échappe désormais à l'école, même pas les cancres (depuis les années 70 environ, les métiers manuels pénibles ont peu à peu été tous attribués à des immigrés, contraignant l'école à s'adapter à cette nouvelle division du travail).

L'Education nationale joue un rôle crucial dans l'organisation du capitalisme à la française, loin des discours ronflants sur la pédagogie et l'école "inclusive". La presse britannique n'a d'ailleurs pas manqué, au cours du confinement sanitaire de 2020, d'exprimer sa jalousie (B. Johnson n'a pas bénéficié de ce soutien, comme E. Macron).

L'école est-elle aussi sérieuse qu'elle le prétend ? "Les Profs" ont au moins le mérite d'instiller le doute.

Doré, l'anti-Daumier ?

Le monastère de Brou près de Bourg-en-Bresse, qui détient de nombreuses oeuvres de l'artiste, expose Gustave Doré (jusqu'en mars) ; Doré vécut à Bourg le temps de sa scolarité et son talent pour le dessin se manifesta précocement.

Gustave Doré (1832-1883) offre l'exemple d'une carrière étonnamment déclinante, peut-être gâchée par le succès ? Avant d'illustrer les classiques de la littérature, publiés dans des collections de luxe, travail lucratif mais un peu vain, le (très) jeune G. Doré avait su faire preuve d'une verve satirique mordante (qui culmine dans "L'Histoire de la Sainte Russie").

Avec les illustrations de Rabelais ou des contes de Perrault, Doré tombe dans le piège tendu aux artistes, de l'académisme ou de la virtuosité. Son dessin se complique et ses compositions regorgent de détails. L'intelligence de G. Doré est d'abord commerciale, car aucun éditeur ne croyait au succès de ces ouvrages luxueux destinés aux enfants.

La fortune ne suffisant pas à le combler, G. Doré chercha ensuite à se faire un nom parmi les peintres (de salons), mais ne parvînt dans ce domaine qu'à se faire étriller par la critique, qui fit remarquer l'inaptitude de Doré à s'adapter au format de la "grande peinture". Cet échec contribua à plonger G. Doré dans la dépression.

Le nouveau Zébra est paru (n°108 - février 2023)

Quelques caricatures par Alex, Caro, Delestre & Zombi.