REVUE DE PRESSE BD & CARICATURE ZEBRA N°113

19 Mai 2024

Vignette extraite de l’”Etoile mystérieuse”.

Un vaccin, vite !

On a déjà évoqué ici la tintinophilie galopante, contre laquelle aucun vaccin ne semble efficace, sauf, peut-être, les mangas ?

Reconnaissons tout de même à Tintin un mérite : il permet de mettre sur l’Occident un visage, de se figurer ce qu’il est devenu au XXe siècle.

La tintinophilie est aussi une philosophie ; en pionnier, Michel Serres épata Hergé avec les prolégomènes de ses albums ; ainsi Hergé faisait-il de la philosophie “à l’insu de son plein gré”, comme Monsieur Jourdain de la prose. N’y a-t-il pas une manière de Tintin de causer avec Milou qui évoque Schopenhauer ? Depuis, accélérée par la chute du Mur de Berlin et la déstalinisation subséquente de l’Université française, s’est formée autour de « Tintin & Milou » une véritable Ecole (de pensée) ; elle a produit « Tintin au pays des philosophes », une sorte de manifeste (éd. “Philosophie magazine”, 2010).

L’essayiste Pascal Bruckner, qui enseigna à Sciences-po. et cultive avec les Lumières un lointain rapport, y commente l’épisode du prophète Philippulus dans « L’Etoile mystérieuse », « étrange vieillard vêtu d’un drap blanc et muni d’une longue barbe », qui annonce la fin du monde :

« (…) il [Philippulus] me paraissait illustrer, à sa façon, le message masochiste d’une certaine philosophie occidentale depuis un demi-siècle. Mais Philippulus, le prophète fou, jouit sous nos climats d’une innombrable postérité : écologistes radicaux qui nous annoncent la disparition imminente de la planète, gauchistes qui prédisent l’effondrement du capitalisme et de la consommation, imprécateurs et nihilistes divers qui pleurent sur la disparition de l’école, de la culture, de la nation, du bon sens, fondamentalistes chrétiens, juifs ou musulmans qui maudissent nos sociétés débauchées et en appellent au châtiment de Sodome et Gomorrhe, et j’en passe. Quand devient-on un Philippulus ? Quand on substitue à une inquiétude légitime une réponse mécanique et systématiquement catastrophique ; quand on cède à la paresse de la pensée qui se met à ânonner « tout est foutu » au lieu de réfléchir et d’affronter les défis qui se présentent. »

Soit ; mais l’optimisme béat de Tintin n’est-il pas encore plus crétin ? Sa candeur juvénile, que l’expérience n’altère jamais et projette dans toutes les directions de la planète, et même sur la lune, comme une boule de flipper, ne provoque-t-elle pas, en réaction, les fatwas de tous les Philippulus de la terre ? Est-ce que la philosophie ne commence pas où s’arrête l’optimisme, selon Voltaire ?

par William Hogarth

Inusable

La collection de gravures du Petit Palais, déjà riche du legs des frères Eugène et Auguste Dutuit, s’est encore enrichie en 2023 du don par un prof d’Histoire de l’Art d’une série de quatre gravures par William Hogarth sur le thème de la corruption politique - un thème inusable.

Si la corruption politique des riches démocraties est pire que celle des pays en voie de développement comme l’Ukraine ou l’Angleterre de Hogarth (XVIIIe ), c’est parce qu’elle est beaucoup moins visible : il ne s’agit plus d’acheter, de la main à la main, les suffrages ; dans les riches démocraties, la corruption passe par le financement de la presse d’opinion par des philanthropes autoproclamés (les journaux qu’ils possèdent les proclament tels). La concentration de la presse entre quelques mains est donc, en tant que telle, un problème de corruption, AVANT d’être un problème de liberté d’expression.

A. de Tocqueville espérait que la démocratie remédierait à la corruption et à l’enflure de l’Etat de la façon suivante : les moeurs des citoyens s’améliorant, ceux-ci résisteraient mieux à la tentation de prendre les promesses des démagogues pour argent comptant. T. était-il naïf ? Pas tant que ça, car il avait envisagé que la démocratie puisse devenir “une aristocratie de l’argent”.

Flaubert caricaturiste

Flaubert ne respectait rien, on a parfois tendance à l’oublier. Rejeton d’un prof de médecine, et lui-même cas clinique complexe, il se gaussait des errements de la médecine. Flaubert ne respectait pas non plus le mariage, sans se douter qu’au XXe siècle Bouvard et Pécuchet exigeraient, dans une crise de bovarysme aiguë, de pouvoir convoler en justes noces devant le maire de Chavignolles.

 - Mais qui fera la femme  ? demanda Bouvard, échaudé par l’amour hétérosexuel, mais cependant inquiet de franchir le Rubicon.

- Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit Pécuchet. Des deux amis, c’était lui qui avait l’esprit le plus large ; Bouvard se contentait souvent de suivre.

- Alors, dans ce cas… convolons  !... C’est cette sacrée garce de Bordin qui va en faire une tête !

Flaubert ne respectait pas non plus le suffrage universel, dans lequel il voyait le règne des cons, avec plus de cent ans d’avance sur «  Charlie-Hebdo  »  ; contemporain de Napoléon III, Flaubert savait de quoi il parlait. Il fait dire à sa paire d’antihéros ceci, alors que leur canton, au lendemain de la révolution du 2-Septembre (1848), est pris d’une fièvre de baratin politique digne d’une campagne présidentielle sous la Ve République  :

“Appartenant à tout le monde, le suffrage universel ne peut avoir d’intelligence. Un ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, les électeurs n’étant même pas contraints de savoir lire  ; c’est pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l’élection présidentielle.

Aucune, reprit Bouvard ; je crois plutôt à la sottise du Peuple. Pense à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rente ? C’est qu’une agglomération trop nombreuse est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les germes de la bêtise qu’elle contient se développent et il en résulte des effets incalculables.

Ton scepticisme m’épouvante ! dit Pécuchet.”

Le pire de tout, c’est que Flaubert ne respectait pas Victor Hugo (!), qui allait devenir une des vaches sacrées de la République, soucieuse de renouveler la religion catholique et son incitation au martyre.

Sous le pseudonyme transparent de « Gorju  », Flaubert a osé dans « Bouvard & Pécuchet » une caricature du prophète Hugo ; non seulement elle est comique, mais il se pourrait bien qu’elle soit exacte, vu la réputation de Flaubert de démasquer implacablement le mobile humain, enfoui parfois derrière les causes les plus nobles (et même très souvent).

« Bouvard & Pécuchet » parut quelques années avant la mort du Père Hugo, à l’instigation de la nièce de Flaubert en mal d’argent, et non de l’auteur qui n’avait pas eu le temps de parachever cette œuvre, qui contient tout le XXe siècle en puissance.

Transparents, non seulement le pseudo, mais la « barbe floconneuse » de Gorju, ou encore les talents d’ébéniste du bonhomme, sa polissonnerie existentielle. On reconnaît aussi les zig-zags politiques de Hugo, reliés subtilement par le caricaturiste aux mœurs de Gorju, son goût de l’aventure ; si Gorju est prêt à endosser la première cause populiste qui se présente, c’est d’abord en raison de l’excitation qu’elle procure ; on se lasse d’une idéologie comme on se lasse d’une femme. L’art n’était-il pour Hugo qu’un prétexte ? Sa spontanéité et sa prolixité le faisaient soupçonner à Flaubert, célibataire endurci par amour de l’Art.

Plus sobrement, dans sa correspondance, Flaubert surnomme Hugo tantôt « le bénisseur », par allusion au pape, tantôt « le crocodile », par allusion au Nil.

par Walter Schnackenberg

Il y a illustration et illustration

Le festival organisé par la ville de Strasbourg en l’honneur de l’illustration vient de s'achever (les expos vont persister jusqu’à l’été).

Il convient de ne pas confondre l'illustration avec la bande dessinée, suivant la remarque de Tomi Ungerer ; un bon auteur de BD peut être un mauvais illustrateur, et vice-versa.

La Grèce antique avait réussi le mariage quasi-parfait entre les fables grecques et les illustrateurs de vases, qui en restituent la poésie homérique à merveille. On doit se méfier de l’art qui a besoin de galeristes et de commissaires-priseurs pour briller. La Grèce a fourni, avec ses illustrateurs, un exemple durable de poésie matérialiste et de simplicité.

En inventant la modernité, Baudelaire avait conscience que le défi était de taille et qu’il n’y a rien d’automatique dans la civilisation. Il a d’ailleurs fait d’un illustrateur, Constantin Guys, l’un des phares d’une modernité menacée par l’industrialisation ou la photographie (« Hara-Kiri » reprendra le flambeau du combat contre la vulgarité bourgeoise et son expression photographique). L’horreur baudelairienne de la photographie peut se comparer à l’horreur éprouvée, en 2024, à l’idée d’une littérature produite par une intelligence artificielle.

Le Strasbourgeois Tomi Ungerer s’opposait aussi à l'usage de l'illustration à des fins pédagogiques : sa carrière s'est brisée aux Etats-Unis sur la prétention des pédagogues puritains à dicter à l'art et à la littérature leurs conditions. On a beaucoup glosé sur l’imperméabilisation du régime soviétique contre la satire, et on pourrait demander à V. Poutine où est la civilisation dont il se prévaut pour assassiner à tour de bras, comme un capitaine d’industrie ?... mais la censure des Etats-Unis est symétrique de la censure stalinienne. En quête d’art à New York, Cabu n’en vit point - il ne vit que de l’architecture ; l’art est, pour les Américains, un produit d’importation comme un autre.

L’illustration satirique ci-dessus est due à l’artiste Munichois Walter Schnackenberg (1880-1961), publiant dans « Die Jugend » (La Jeunesse) et « Simplicissimus ».

Quelques caricatures fraîches par Gros (“L’Humanité”), Chappatte (“Le Temps” de Genève), Frap (“Facebook”), Dupé (“Facebook”) et Zombi (“Zébra”) :

par Gros

par Chappatte

par Zombi