REVUE DE PRESSE BD & CARICATURE ZEBRA N°114

2 Juin 2024

Gouache par Hugo Pratt.

Expo. BD au musée Pompidou

La bibliothèque du musée Pompidou à Paris propose actuellement une exposition sur Corto Maltese et son créateur, Hugo Pratt (jusqu’au 4 nov.) ; on peut y voir des planches originales et quelques aquarelles. H. Pratt parvint à donner au fil des années un peu de légèreté au style lourdingue des « comics » américains qu’il recopiait à ses débuts ; ses dernières planches en noir et blanc s’approchent de l’esthétique de la calligraphie asiatique.

S’inspirant du roman d’aventure (Jack London, Stevenson…), H. Pratt donne aussi un peu d’épaisseur psychologique à son personnage de marin romantique (créé en 1963), moins naïf que Tintin et les héros de l’âge d’or de la BD franco-belge, séduisant ainsi un public un peu plus âgé ; Corto évolue comme Tintin dans des décors en apparence historiques, croisant même des personnages réels comme le seigneur de guerre cosaque Séménoff ou Joseph Staline.

Comme tout marin qui se respecte, Corto avait une femme dans chaque port, et il les trompait toutes avec l’Aventure, selon la loi du genre. Poursuivant la série des aventures du marin maltais, l’éditeur a jugé opportun de lui adjoindre une fiancée qui ne le quitte pas d’une semelle : il ne manquerait plus que Corto soit arrêté pour vagabondage sexuel en Thaïlande !

En parallèle le musée propose une expo. (payante) en hommage à la bande dessinée (1964-2024), avec Moebius en tête de gondole.

A propos de la mythomanie d’une bande dessinée autrefois méprisée, désormais réhabilitée : la BD a d’abord été conçue comme un outil pédagogique, et pour les comics paraissant dans la presse américaine, comme un divertissement. De là vient qu’elle était tenue pour subalterne. Sa “réhabilitation” fait surtout les affaires des galeristes ; réhabiliter la BD “en général” nuit sans doute aux quelques auteurs qui réussirent à échapper à ses codes, pédagogiques ou industriels.

Les Confidentes, par Constantin Guys, le “peintre de la vie moderne” selon Baudelaire.

Baudelaire encore maudit ?

« Le Canard Enchaîné » (22 mai) signale la réédition dans la Pléiade des œuvres complètes de Charles Baudelaire dans l’ordre chronologique. Le poète romantique fut un des premiers à être édité dans cette collection.

L’hebdo satirique aurait pu en profiter pour rappeler que Baudelaire est un des rares critiques français à avoir célébré la caricature comme un art moderne. Mentor de Baudelaire, Eugène Delacroix la pratiqua sans s'en vanter. S’il avait lu Baudelaire, Gustave Doré ne se serait peut-être pas ridiculisé à essayer de faire de « la grande peinture » en multipliant par cent la taille de ses illustrations ?

Guy Debord aurait pu consacrer un chapitre à la caricature dans son petit essai sur « La Société du spectacle », car c’est un art qui ne cherche pas à éblouir, contrairement à beaucoup d’autres (la rhétorique, l’architecture…).

« Le Canard » a préféré citer un biographe de Baudelaire (Stéphane Guégan) qui qualifie le poète de « réactionnaire et catholique conséquent » ; « réactionnaire » peut s'appliquer à presque tous les artistes français de la seconde moitié du XIXe siècle, indignés par le saccage de l'art par la bourgeoisie industrielle, indépendamment de leurs opinions politiques ; il peut même s'appliquer à Cabu, indigné par le bétonnage de Paris sous le mandat de J. Chirac.

« Catholique conséquent » : veut-on dire par là qu'il faut avoir été condamné pour outrage aux bonnes moeurs pour être un « catholique conséquent » ?

par Nono (Le Télégramme de Brest)

Magie du Verbe

Editeurs et libraires pleurent Bernard Pivot, et on les comprend ; même quelques caricaturistes nostalgiques, comme celui du Télégramme de Brest (ville pluvieuse très exposée à la télé).

Quant aux lecteurs, ils étaient cocus de Pivot, qui les poussait à acheter des nouveautés dix fois plus chères que la littérature de garde que l’on trouve à vil prix aux puces.

Plus astucieux que ses confrères, Michel Houellebecq s’abstînt tant qu’il put d’aller se faire confesser par l’abbé Pivot, ménageant ses effets sulfureux, tant qu’il finit par paraître aux yeux des dames un nouveau Baudelaire… qui n’aurait pas manqué de dégueuler sur la télé, cet avatar de la photographie.

C. Villani en compagnie de L. de Broglie, Oppenheimer et Marie Curie - par Ph. Bercovici.

L’incroyable Cédric Villani

La culture générale est utile pour briller dans les cocktails, aux concours administratifs et au « Trivial pursuit ». « L’incroyable Histoire des Sciences » (éd. Les Arènes BD, 2023) illustrée par Philippe Bercovici et à laquelle l’élégant statisticien Cédric Villani fournit sa caution scientifique, est un ouvrage de culture générale et non d’histoire, comme il se veut.

La plupart des bandes dessinées de vulgarisation scientifique, rencontrant parfois un grand succès, se situent au niveau de la culture générale et non de l’histoire. Celle-ci ne résulte pas d’une simple compilation, mais exige un angle critique.

Dans le domaine de la science économique et de l’énergie, C. Blain et J.-M. Jancovici ont réussi le tour de force de publier plus d’une centaine de pages sur la technologie nucléaire… en faisant complètement abstraction de la Guerre froide (!)… alors même que la course aux armements nucléaires est un des principaux ingrédients de ce conflit militaro- économique qui dure depuis plus d’un demi-siècle.

Après avoir posé en préambule la question de l’utilité de la science, à laquelle leur BD de 250 pages s’efforce systématiquement de ne pas répondre autrement que par un cliché (« la science, c’est le progrès »), les scénaristes (D. Convard et P. Boissière) mettent dans la bouche de Marie Curie cette sentence absurde : « Tu sais [Marie Curie tutoie Cédric Villani], on pourrait finalement raconter l’histoire de l’humanité à travers les progrès de la science plutôt qu’à travers les soubresauts politiques qui ont conduit à la situation actuelle. »

Bien sûr aucun historien n’étudiera tel ou tel aspect de la science séparément du contexte politique et religieux. On serait assuré ainsi de ne rien comprendre à l’évolution de la science, que l’on ne peut isoler du contexte politique et économique, comme si les savants étaient de purs esprits.

Dans la mesure où elle renforce considérablement la puissance politique, les institutions politiques ont toujours cherché à exercer leur contrôle sur la science, au moins de sa partie opérante, technique. Les auteurs de « L’Histoire formidable » ne font qu’effleurer cette question, alors même qu’elle est censée motiver leur démarche didactique. Plus on tourne les pages de cette bande dessinée, plus la démonstration de ses auteurs apparaît, cousue de fil blanc : il s’agit ici d'exonérer la communauté scientifique des crimes abominables auxquels elle est mêlée au cours du XIXe siècle, et plus encore du xxe siècle. Les spécialistes de la fission nucléaire n’ont pas du tout été manipulés par la classe politique : l’ingénieur R. Oppenheimer a fait des démarches positives auprès du ministère de la Défense pour doter les Etats-Unis d’un engin de mort offensif, se plaçant ainsi au même niveau éthique que les ingénieurs nazis.

Il est intellectuellement malhonnête d’essayer de blanchir la « communauté scientifique » en attribuant les dérives tragiques de la techno-science occidentale à la seule classe politique ; mais il est encore plus pernicieux de laisser entendre que ces dérives étaient ou sont inévitables, comme inhérentes à la démarche scientifique : le projet Manhattan n’a pas contribué à la connaissance scientifique ; autrement dit, le développement industriel ne constitue pas un progrès scientifique : la science ne se confond pas avec ses applications heureuses ou malheureuses. L’inconscience historique des auteurs de cette « incroyable  histoire » se traduit concrètement par l’hypothèse d’un progrès scientifique qui serait une accumulation de découvertes mises bout à bout. Le progrès tient beaucoup plus à l’ordonnancement et la hiérarchisation des différentes branches de la science. Si R. Descartes (1596-1650) est un grand savant, c’est parce qu’il contribua à dissiper la grande confusion qui régnait avant le XVIIe siècle. La BD met sur le même plan des ingénieurs et des savants de plus grande envergure, acteurs majeurs de la science, sans laquelle celle-ci serait restée au niveau de la science-fiction médiévale.

Si C. Villani veut alerter sur la menace que représentent les dérives de la techno-science, pourquoi chercher à en innocenter la communauté scientifique ? Il semble au contraire préférable d’alerter la jeune génération sur le manque d’indépendance et d’éthique de la recherche scientifique au XXe siècle. Ici c’est sans doute l’aspect le moins mystérieux de l’histoire des sciences : on comprend facilement que la cupidité est la principale cause de dévoiement de la science au cours du xxe siècle, orientant la recherche sur des inventions fructueuses dans le domaine médical, plutôt que des inventions lumineuses ; et il faut s’empresser de combattre une autre illusion, très française, qui consiste à croire que l’Etat est un remède efficace contre le dévoiement de la science.

Le problème du divorce de la philosophie et de la science, traité dans « L’Incroyable Histoire » comme un vague fil conducteur, est en réalité une question historique préalable : comment et pourquoi la « philosophie naturelle » humaniste a-t-elle peu à peu perdu son rôle de supervision ?

Des publicistes aberrants continuent, en 2024, de propager un transhumanisme darwinien, combattu dès 1932 par A. Huxley comme un eugénisme protonazi (dans “Brave New World”), et ce malgré le fiasco du génie génétique dans le domaine médical, qui contribue à aggraver l’épidémie de cancer en détournant l’attention de ses causes véritables, parfaitement identifiées.

L’opposition des jeunes étudiants les moins naïfs, qui s'opposent à la mainmise des industriels sur les programmes scolaire, est un combat utile et légitime. Il doit s'accompagner d'une critique sans concession de la techno-science.

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